28 août 2006

Bas les masques !


Le Monde, Vendredi 11 août 2006, Cherchez l'horreur, p. 28.

Le débat sur les Lumières a engendré comme fils, plus ou moins légitime, le débat sur le jeu. J'avoue que j'ai éprouvé une sensation d'ennui. J'avais écrit comme une chose d'évidence que l'un des besoins humains fondamentaux, en plus de la nourriture, du sommeil, de l'affection et de la connaissance, est le jeu, et j'ai vu l'idée me revenir comme une « provocation » de ma part. Eh ! Du calme ! Comme si personne ne s'était jamais aperçu que les enfants, les chatons et les chiots s'expriment surtout dans le jeu et comme si, à côté de la définition de l'homme comme animal rationale, ne circulait pas depuis longtemps celle d'homo ludens.

Parfois, on a l'impression que les mass médias découvrent toujours l'eau chaude. Après, cependant, à bien y réfléchir, il faut admettre que « redécouvrir» l'eau chaude est l'une de leurs fonctions fondamentales. Un journal ne peut pas sortir comme ça, à l'improviste, en disant que cela vaut la peine de lire Les Fiancés de Manzoni. il doit attendre que paraisse une nouvelle édition des Fiancés et titrer ensuite sur plusieurs colonnes : Modes culturelles. Le retour de Manzoni. il a tout à fait raison d'agir ainsi parce que, parmi ses lecteurs, il y a ceux qui avaient oublié Manzoni et beaucoup de jeunes qui en savent bien peu. C'est une façon de dire que, comme désormais les jeunes croient que l'eau chaude coule naturellement du robinet, il faut de temps en temps trouver un prétexte pour rappeler que, afin de l'obtenir, il faut la faire chauffer ou aller la chercher sous terre.

Bon, d'accord, parlons encore du jeu. En relisant les diverses interventions parues dans ce journal, je me suis rendu compte que, de différentes façons, elles renvoyaient toutes à une profonde mutation anthropologique qui pèse sur nous. Le jeu, comme moment d'activité désintéressée, salutaire pour le corps et, comme disaient les théologiens, qui enlève la tristitia due au travail et, certainement, affine nos capacités de compréhension, a besoin, pour être tout cela, d'être une parenthèse. C'est un moment de halte dans un panorama journalier de diverses occupations : pas seulement le dur travail manuel; mais même l'intense conversation philosophique entre Platon et Cébès.

L'un des aspects positifs de la felix culpa est que, si Adam n'avait pas péché, il n'aurait pas dû gagner son pain à la sueur de son front et, à musarder toute la journée dans l'Eden, il serait resté un gamin. C'est là que ressort le caractère providentiel du Serpent. Toutes les civilisations ont cependant réservé quelques jours dans l'année au jeu total. C'était une période de licence, que nous appelons Carnaval et qui, pour d'autres civilisations, est ou a été quelque chose d'autre. Pendant le Carnaval, on joue sans arrêt, mais, pour que le Carnaval soit beau et non pas pénible, il ne doit pas durer longtemps.

Or, l'une des caractéristiques de la civilisation dans laquelle nous vivons est la carnavalisation totale de la vie. Cela ne signifie pas qu'on travaille moins, en laissant faire les machines, parce que l'incitation et l'organisation du temps libre ont été une préoccupation sacrée tant des dictatures que des régimes libéral-réformistes. C'est qu'on a carnavalisé le temps de travail aussi.

Il est facile et évident de parler de carnavalisation de la vie en pensant aux heures passées parle citoyen moyen devant un écran de télévision qui, en dehors des très brefs moments consacrés à l'information, répand surtout du spectacle, et, parmi les spectacles, privilégie désormais ceux qui représentent la vie comme un éternel Carnaval, où des bouffons et dé très belles filles ne lancent pas des confettis mais une pluie de milliards que tout un chacun peut gagner en jouant (et après, nous nous lamentons parce que les Albanais, séduits par cette image de notre pays, font de faux papiers pour venir en ce Lunapark permanent).

Il est facile de parler de Carnaval en pensant à l'argent et au temps consacrés au tourisme de masse qui propose des îles de rêve à des prix charters et qui vous invite à visiter Venise en laissant à la fin de votre mascarade touristique des boîtes de conserve, des papiers froissés, des restes de hot-dogs et de moutarde, tout à fait comme un Carnaval qui se respecte.

Mais on ne prend pas assez en considération la compète carnavalisation du travail due à ces « objets polymorphes », petits robots serviables qui tendent, en faisant ce que jadis on devait faire soi-même, à faire ressentir le temps où on les utilise comme un temps du jeu.

L'employé qui, devant son ordinateur, en cachette du chef de bureau, fait des jeux de rôle ou visite le site de Playboy, vit un Carnaval permanent. De même, celui qui conduit une voiture qui, maintenant, lui parle, lui indique la route à prendre, l'expose à risquer sa vie en l'incitant à appuyer sur des boutons pour recevoir des informations sur la température, sur ce qu'il reste de carburant, sur sa vitesse moyenne, sur le temps de parcours, vit son Carnaval.

ALLER PLUS LOIN

La vie, un jeu ? Ca me fait penser à une Loterie un peu spéciale. Celle où on peut gagner une... green card (le permis de travail/séjour américain).

o Reality Show Uses Green Card as Bait
o France Service : Immigrer, vivre et travailler aux U.S.
o Green card. en ligne
o Posez votre candidature ici

Show must go on...